Article publié dans le bulletin InfoPrisons n° 17
Lors du 6e « Café-prison » du 25 avril 2016, organisé par le Groupe d’accueil et d’action psychiatrique (GRAAP), les projecteurs étaient braqués sur l’expertise psychiatrique. Ces rencontres, qui attirent toujours un public très nombreux, permettent aux proches et aux personnes intéressées de poser leurs questions, d’exprimer leurs doutes ou de faire part de leurs critiques aux représentants des autorités pénitentiaires, de la magistrature et du barreau. Elles constituent un exercice utile mais périlleux.
L’expertise psychiatrique sous le regard des proches de détenus
Pour le « Café-prison » du 25 avril 2016, le Groupe d’accueil et d’action psychiatrique (GRAAP), qui anime depuis longtemps un groupe de proches de détenus souffrant de troubles psychiques, avait choisi pour thème l’expertise psychiatrique. Ces rencontres, qui attirent toujours un public très nombreux, permettent aux proches et aux personnes intéressées de poser leurs questions, d’exprimer leurs doutes ou de faire part de leurs critiques aux représentants des autorités pénitentiaires, de la magistrature et du barreau. Les participants sont parfois très remontés contre la justice, parfois revendicateurs, et toujours avides de comprendre comment les choses se déroulent et comment aider leurs proches incarcérés. Cela comporte un risque : que les intervenants institutionnels soient mis en accusation, malgré l’existence d’une charte sur les règles du dialogue et malgré la maîtrise de l’animateur, qui veille à pacifier le débat. Il arrive que la soirée se termine sur un sentiment de frustration, et en même temps de reconnaissance pour l’ouverture du débat.
Pour ce rendez-vous d’avril, le GRAAP avait convié quatre intervenants : le procureur vaudois Eric Cottier ; le juge Pierre-Henri Winzap ; l’avocat Nicolas Mattenberger et l’expert psychiatre Philippe Delacrausaz. Tous les quatre ont d’abord précisé brièvement le rôle de l’expertise psychiatrique dans leur pratique professionnelle. Au stade de l’enquête menée par le ministère public, le besoin de faire appel à un expert résulte de la nécessité de clarifier un point particulier, aussi bien sur le plan technique que psychologique. L’expertise psychiatrique, elle, doit d’abord déterminer si l’inculpé a agi de sang-froid ou si sa responsabilité pénale est réduite en raison du contexte émotionnel ou d’un handicap mental. Par ailleurs, le Code pénal impose le recours à une telle expertise afin d’établir s’il y a lieu de prononcer une sanction telle que des mesures thérapeutiques ou un internement. Ensuite, le juge décide en son âme et conscience quelle suite il va donner à l’avis de l’expert. Certes, l’expertise est une pièce maîtresse du dossier, mais les intervenants soulignent l’indépendance des uns et des autres, juges, avocats, experts, dans leur rôle respectif. Il n’y a pas de vérité infaillible : on reste dans le domaine des sciences humaines. Le public a souvent le sentiment que l’expert psychiatre est un nouveau venu dans le monde de la justice et que son rôle est prépondérant. En réalité, selon le responsable du centre de l’expertise légale du CHUV, Philippe Delacrausaz, la psychiatrie forensique existe depuis deux cents ans.
L’avocat Nicolas Mattenberger souligne, de son côté, qu’il ne faut pas confondre le rôle du psychiatre comme expert dans la phase d’instruction, jusqu’au procès, et son rôle dans le cadre de l’exécution des peines comme évaluateur de la dangerosité d’un détenu qui pourrait être libéré. Il faut très clairement distinguer également le rôle du psychiatre mandaté comme expert de celui du psychothérapeute qui suit le traitement d’un condamné à des mesures thérapeutiques. La confusion entre ces différents rôles s’explique peut-être par le contexte sécuritaire actuel, qui a poussé les autorités pénitentiaires à émettre des directives pour limiter le secret médical des thérapeutes, comme si l’expert et le thérapeute ne faisaient qu’un, et comme si tout problème psychique était automatiquement assimilé à la dangerosité. L’attente à l’égard des experts est immense, surtout dans le cadre de l’évaluation en fin de peine, car il est perçu comme une sorte de devin capable de fournir un pronostic pour l’avenir du détenu et les risques de récidive.
Les mesures thérapeutiques continuent à susciter critiques et incompréhension
La discussion s’engage ensuite avec la salle. Les questions fusent, les commentaires sont parfois acerbes, les remarques sur des situations particulières rendent le débat morcelé et parfois confus. Le problème des Cafés-prison, c’est qu’à côté des personnes directement concernées, des groupes militants ou des représentants des milieux politiques tiennent à faire entendre un discours plus général et critique. Sont particulièrement évoquées la question des internements, beaucoup trop nombreux aux dires des participants, ainsi que celle des mesures thérapeutiques exécutées « illégalement » dans des structures non spécifiques, à savoir dans des pénitenciers ordinaires. Une députée au Grand Conseil vaudois laisse entendre que les détenus arrivant en fin de peine n’osent pas demander une expertise psychiatrique pour obtenir leur libération, par crainte qu’elle aboutisse au contraire à des mesures thérapeutiques de durée indéterminée. Le juge Winzap a beau rappeler que la libération conditionnelle est un droit, que les thérapies ont pour objectif de faciliter la réinsertion des condamnés, qu’elles font partie de la condamnation et qu’elles ne peuvent par conséquent pas être prononcées après coup, ces explications ne parviennent pas à dissiper la confusion sur ce point.
Interpellés sur la forte augmentation du nombre de jugements à des mesures, les représentants des autorités judiciaires concèdent que cette tendance est en relation avec le mouvement sécuritaire actuel, qui pousse les responsables et les décideurs à tenter de prévenir tous les risques. À leurs yeux, le problème réside moins dans le nombre de condamnations que dans l’absence de structures adaptées et, partant, dans la difficulté d’obtenir la levée des mesures, parce que le suivi thérapeutique des détenus reste insuffisant, donc inefficace.
« Le juge tient-il compte de la fragilité d’un patient psychique ayant commis un délit ? », s’inquiète un participant. « Quelle fragilité ? » demande le juge Winzap. Ce dont le juge doit tenir compte, précise-t-il, c’est de la responsabilité entière ou diminuée de l’auteur du délit. C’est cet élément qui peut faire varier la peine infligée. Si « fragilité » signifie que la personne souffre de troubles psychiques, alors l’expert psychiatre pourra donner des indications sur la peine ou la mesure appropriée, en respectant le principe de proportionnalité. Il y a des cas où aller voir un médecin tous les quinze jours n’est pas suffisant, surtout s’il y a risque de récidive. Il arrive aussi que l’expert recommande un traitement ambulatoire ou dans une structure hospitalière si la thérapie nécessaire est incompatible avec une incarcération. Mais « que fait l’institution pour donner de l’espoir, surtout à ceux qui sont condamnés à une mesure et qui n’en voient pas la fin? » demande encore une autre personne dans le public. « Il y en a qui sortent », répond laconiquement le juge Winzap ! Il rappelle tout de même que si quelqu’un souffre d’un trouble mental, sans que celui-ci soit en rapport avec le délit commis, il n’est pas condamné à une mesure thérapeutique. « Il ne faut pas diaboliser les mesures », ajoute-t-il. « Certaines sont là pour aider, et pas seulement pour réprimer et enfermer ». Ce qui ne rassure pas vraiment les participants.
Dans le public, l’inquiétude porte également sur la détention préventive, ou provisoire selon la terminologie actuelle. Des personnes fragiles ou souffrant de troubles psychiques sont enfermées sans jugement et sans thérapie dans des conditions particulièrement pénibles. À leurs yeux, c’est aussi une forme d’internement. Est-ce légal ? Dans sa réponse, le procureur Cottier ne semble pas comprendre la question, ni percevoir la protestation qui la sous-tend. Sa réponse est formelle : il ne faut pas confondre l’internement pénal avec un PLAFA (placement aux fins d’assistance) dans une structure hospitalière. S’il s’agit de détention avant jugement, ce n’est pas un internement non plus, mais une précaution pour prévenir la collusion, la fuite ou la récidive. Le participant inquiet reste sur sa faim.
L’expertise psychiatrique, mode d’emploi
Plusieurs questions portent plus directement sur l’expertise psychiatrique, notamment sur son poids dans le jugement. Sur ce point, les représentants des autorités judiciaires parlent d’une seule voix : s’il est vrai que l’expertise joue un rôle important, elle ne fixe pas la peine. C’est toujours le juge qui décide. De plus, l’expert psychiatre n’est pas seul en cause. D’autres spécialistes, par exemple les criminologues, apportent également leur point de vue, notamment pour les décisions de libération. Dans les cas graves, c’est le collège des juges de l’application des peines, avec trois juges, qui décide, selon une approche multidisciplinaire, incluant tous les spécialistes, et tous ceux qui connaissent la personne. De plus, il arrive que les experts ne soient pas d’accord entre eux et qu’ils parviennent à des conclusions opposées. Dans ce cas, les parties (le prévenu et son avocat, la victime et le sien, le ministère public, lorsqu’on est dans la phase de l’enquête et du jugement) ont toutes accès au rapport d’expertise. Elles peuvent demander un complément ou une contre-expertise. Et si le juge a encore des doutes, ajoute le procureur Cottier, il doit choisir la version la plus favorable à l’accusé, en motivant son choix, et en évitant surtout de prononcer une décision à mi-chemin entre les deux expertises opposées. Dans la phase de l’exécution de la peine, le détenu a la possibilité de demander au juge l’aide d’un avocat d’office. En revanche, l’avocat, en principe, ne prend jamais contact avec l’expert, même dans le but d’écourter la détention préventive.
D’autres précisions utiles sont apportées par les intervenants, notamment sur le fait que le prévenu ou le détenu peuvent demander eux-mêmes une expertise psychiatrique. Mais son coût n’est pas forcément à la charge de l’État et il peut être élevé : plusieurs milliers de francs, selon le temps que l’expert y a consacré. Certains semblent craindre que ce soit toujours le même expert qui soit mandaté dans la perspective d’une libération conditionnelle, ou, pire, que les juges s’appuient sur un ancien rapport, toujours le même (Pour notre part, nous avons également entendu des détenus exprimer de tels doutes). L’expert Delacrausaz et l’avocat Mattenberger réfutent ces critiques, mettant en évidence le souci d’objectivité et d’indépendance des experts. En effet, ils pratiquent généralement à deux de manière à pouvoir confronter leur point de vue, et ceci à raison de deux ou trois entretiens approfondis. De plus, ils ont accès à d’autres informations : le dossier pénal, le dossier médical (si la personne concernée accepte de lever le secret médical) ou encore l’avis d’autres professionnels, voire de gardiens. En revanche, ils évitent d’interroger les proches pour ne pas les mettre dans une situation de conflit de loyauté. Finalement, pourrait-on laisser le poids du jugement à l’expert ? interroge un participant. Question difficile ! estime Me Mattenberger. Il y a deux ans, le Tribunal Fédéral a estimé qu’on donnait trop de poids à l’expertise et qu’elle n’était qu’un élément parmi d’autres. Depuis lors, l’expertise a perdu de l’importance dans la fixation de la peine.
C’est aussi l’occasion de rappeler que l’expert n’est jamais le médecin traitant, même si certains, dans le public, semblent nourrir une certaine méfiance, parce qu’ils mettent en doute la possibilité de disposer d’experts en nombre suffisant, qui soient à la fois compétents et totalement neutres par rapport à la personne expertisée. Il est vrai qu’on manque d’experts, reconnaît le Dr Delacrausaz. Beaucoup de psychiatres hésitent à se lancer dans une spécialisation en psychiatrie forensique – uneformation approfondie qui n’est réglementée que depuis 2014 –, parce qu’ils craignent de se retrouver sous le feu de la critique. Cette question lui donne l’occasion de revenir plus clairement sur la question des thérapies, en admettant que la prison n’est pas un lieu thérapeutique et que vouloir y pratiquer des soins n’est ni facile ni efficace, mais qu’on manque de moyens pour faire mieux. Me Mattenberger abonde dans ce sens. Une journée de détention à Curabilis, l’établissement qui devrait accueillir les personnes souffrant de troubles mentaux, coûte entre 1500.- et 2000.- francs. Le canton de Vaud, pour sa part, a décidé de renoncer à construire un hôpital carcéral à Orbe, comme il en était question, à cause de son coût.
Enfin, pour le psychiatre, il conviendrait aussi que le public et les autorités comprennent qu’il n’y a pas de lien entre les troubles mentaux et la violence, et que la maladie n’est pas un signe de dangerosité. L’opinion publique associe souvent la folie et le danger. Mais ce n’est pas la réalité. À son avis, les juges et les avocats en sont assez conscients. Reste à convaincre la population. Cette affirmation apporte une conclusion apaisante à l’auditoire, qui voudrait bien que ce message soit largement entendu et compris.
Anne-Catherine Menétrey-Savary
Juin 2016
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